Jusqu’à la dernière seconde, Drew s’inquiète que Julian ne vienne pas. Il a plusieurs minutes d’avance, ce qui ne lui arrive jamais. Plus de temps qu’il n’en faut pour angoisser, regretter, désespérer. Ce rendez-vous était une idée stupide et, il ne s’en est pas caché au moins, il n’a aucune autre bonne raison d’être là que le simple fait qu’il en a envie. Ce n’est pas sa faute - peut-être qu’à force de se le répéter, il finira par y croire vraiment - Julian a fait ça, avec ses histoires de baiser qui change une vie, ce match sur Tinder, ce message pour lui dire qu’il lui plaît. S’il avait juste gardé tout ça pour lui, Drew aurait bien fini par passer à autre chose, pas vrai ? Maintenant, aucune chance. C’est le chaos dans sa tête, il a besoin qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, du moment que ça l’aide à y voir plus clair.

Alors il prend son mal en patience, fait les cent pas devant l’entrée du parc où il a donné rendez-vous au professeur. Le quartier est calme, le parc fermé, il faudrait qu’ils jouent de malchance pour croiser quelqu’un qu’ils connaissent par ici. Drew non plus n’a pas spécialement envie que ça se produise, il n’est pas prêt à partager cette histoire avec le reste du monde alors qu’il sait à peine de quoi il retourne. D’autant qu’il croit de moins en moins à ses chances de finir cette soirée avec des réponses.

Heureusement, son calvaire actuel touche à sa fin, même si ce n’est que pour laisser la place à un autre. C’est presque dingue, qu’il reconnaisse l’homme de loin avant de pouvoir réellement distinguer son visage, juste à sa démarche, à sa façon de se tenir. Il se fige, range ses mains dans ses poches et subit la lente agonie que sont les dernières secondes jusqu’à ce que le professeur arrive à sa hauteur. “Salut.” Les premiers instants sont laborieux, évidemment, à lui faire regretter les messages sur Tinder, où il pouvait dire ce qu’il voulait caché derrière l’écran de son téléphone. “Merci d’être venu.” Il a encore un peu de mal à le croire, alors qu’il a la preuve sous les yeux. “Tu veux faire un tour dans le parc ?” propose-t-il en désignant ce dernier d’un geste de l’épaule. Il n’a pas l’intention de lui servir du monsieur ce soir, à quoi bon ? Ce n’est pas le prof que Drew veut voir, mais l’homme qui se cache derrière. Il espère même un peu que ce type ne lui plaira pas tant que ça, ça leur simplifierait la vie à tous les deux.     

Ce n’est pas un test, pas non plus une façon de saboter ce rencard qui n’en est pas vraiment un avant qu’il ait l’occasion de commencer. Juste… Une idée qui lui est venue comme ça, qui lui semble être un bon compromis entre un lieu public et de l’intimité. Un parc fermé, plongé dans une relative obscurité, où personne ne pensera à les suivre. Il s’attend évidemment à ce que Julian refuse - il ne fait que ça : dire non, jusqu’à ce que Drew insiste assez pour venir à bout de ses réticences. Ce n’est pas ce qui se passe, cette fois. Il n’a même pas l’air de réaliser ce que vient de proposer Drew et ce dernier reste un instant interdit avant de suivre l’homme en haussant les épaules. Là encore, pas d’hésitation, pas de regard en arrière, le professeur est même le premier à proposer qu’ils escaladent la barrière, comme s’il ne voyait rien de mal à ça. Donc, il refuse - vaguement, certes - de sortir avec un étudiant, mais ça ne le dérange pas d’enfreindre d’autres règles ? Il y a une logique derrière tout ça qui laisse Drew perplexe, mais ne lui déplaît pas vraiment, au contraire. C’est même avec le sourire qu’il grimpe la grille et atterrit dans le parc, attend que Julian en fasse de même et… manque de s’étrangler à la remarque qui suit. Il s’attendait à une soirée étrange, mais pas de ce genre-là. Le plus perturbant reste quand même la nonchalance apparente du professeur - impossible de savoir si elle est sincère ou non, mais si ce n’est pas le cas, il fait très bien semblant.

“Exact, sans le banc et sans les maths, mais t’as compris l’idée.” Si profiter est réellement à l’ordre du jour, alors ainsi soit-il, Drew n’a rien à redire à ce sujet. Il se détend même visiblement, sortant les mains de ses poches et relâchant la pression dans ses épaules, jusque dans sa démarche plus assurée alors qu’il s’engage dans une allée. “Viens, je vais te montrer l’endroit que je préfère ici.” Ils ont un peu de chemin à faire avant d'arriver jusqu'au jardin de Kyoto, de longues minutes pour essayer de comprendre ce qui est arrivé à l’homme entre leurs messages de cet après-midi et la manière dont il se comporte maintenant. Sur ça non plus, Drew ne perd pas de temps. “Alors, t’as pris de la drogue avant de venir ?” demande-t-il, sur le ton de la conversation. “Parce que je dois dire que je m’attendais pas à ce que tu sois aussi facile à convaincre… Ni que tu serais le genre à faire des insinuations après m’avoir pris la tête parce que tu fais toujours ce qui est bien et que tu ne sors pas avec tes étudiants.” Il lâche un rire à ces mots, ce ne sont ni des accusations, ni des reproches. La soirée commence à peine, mais elle s’annonce déjà bien mieux que ce que Drew envisageait. Il passe un bon moment après seulement quelques secondes, inespéré.

“Je suis presque jaloux, en fait. Ça fait des jours que ma petite vie d’insouciance est devenue un Enfer par ta faute et regarde-toi, à entrer dans les parcs la nuit et flirter avec un étudiant comme si tu faisais ça tous les soirs.” Il dit ça sur le même ton léger, amusé, mais c’est un aveu qui lui coûte. Admettre qu’il est perdu, qu’il ne sait pas ce qui se passe… ça l’angoisse rien que d’y penser, alors il s’emploie à ne pas le faire. “J’avais pris de quoi t’aider à te détendre un peu, mais je suppose qu’on en aura pas besoin.” dit-il en tapotant du plat de la main le sac à son épaule, dans lequel il a caché une bouteille. Ils avaient parlé d’un verre, après tout, alors certes Drew avait bien prévu son coup, mais au moins il comptait vraiment tenir quelques unes de ses promesses.    

Il y a un côté réconfortant à se dire qu’ils sont tout aussi perdus l’un que l’autre. Un côté inquiétant aussi. Qui va prendre les choses en mains si aucun des deux ne sait vraiment ce qu’il fait ? “T’avais l’air moins détendu avant ce soir.” souligne simplement Drew, pour expliquer sa remarque. Ça l'arrangeait presque, d’être l’inconscient de l’histoire, d’avoir un adulte dans l’équation qui puisse gérer les responsabilités tandis que lui gérait les distractions. Pourtant, il a insisté pour qu’ils soient là ce soir et il a eu ce qu’il voulait, beaucoup plus même. Ce serait malvenu de s’en plaindre. Il est très heureux de ce qui se passe. Soulagé aussi. Même si ce n’est que pour ce soir, que Julian redevient le prof trop sérieux demain et qu’ils n’ont plus jamais l’occasion de passer un moment comme celui-là… En fait, c’est exactement ce à quoi Drew s’attend, alors il compte bien savourer chaque seconde que l’homme voudra bien lui accorder et il est plus que satisfait de s’épargner les longs moments de gêne avant de réussir à briser la glace. Peut-être qu’il arrivera à se sortir cette obsession du crâne. Si ce n’est pas le cas, il aura au moins eu ça. “Je te trouve pas bizarre.” dément-il ensuite. Non, ce n’est pas ça, pas vraiment. Bien sûr que c’est étrange de voir cet homme à côté de lui, prêt à le suivre n’importe où sans réfléchir plus que ça, mais tout ce qui est étrange n’est pas forcément mal. La preuve. “C’est juste… surprenant, surtout après nos dernières conversations.” Il hausse les épaules et, après une légère pause, ajoute : “ Mais ça me plaît bien.”

Dans un sourire en coin, il ouvre son sac et sort la bouteille de whisky qu’il a acheté en venant. Ça lui a semblé presque un peu minable d’en arriver là, mais il a voulu tout prévoir, s’assurer qu’à un moment ou à un autre, Julian finirait par lui laisser une chance. Une chance de quoi, il n’en est toujours pas sûr, mais il est là pour le découvrir. Alors, il ouvre la bouteille et avale une première gorgée. “On devrait quand même éviter de se mettre la tête à l’envers.” souffle-t-il en donnant la bouteille à l’homme. “Dieu sait ce que ça pourrait causer.” Il n’arrive pas à croire que ce soit lui qui dise ça. Cela dit il ne veut pas regretter un seul instant, ni oublier quoi que ce soit. À moins que les choses ne tournent vraiment mal, mais quelque chose lui dit que ce n’est pas ce qui va se passer. “Non, mais tu m’entends ? Toi aussi, tu me fais faire n’importe quoi.” note-t-il, dans un rire qui s’interrompt bien vite. Il se sent presque trop bien. À quel moment sa vie est devenue tellement compliqué que ça l’inquiète de se sentir bien ? La réponse est assez simple, elle marche sagement à ses côtés. “Bref, tu te poses des questions, alors ?” Mieux vaut concentrer l’attention sur Julian, c’est moins dangereux et ça peut peut-être l’aider s’il arrive à le faire parler. “Quel genre de question on peut se poser quand on est…” Il regarde l’homme de haut en bas. “Toi ? Tout ça, c’est pas censé être nouveau pour toi, pas vrai ? Tu sais ce que tu fais de ta vie, ce que tu veux, t’as déjà eu droit à ton baiser électrochoc…” Ce truc l’a marqué, c’est évident. Il n’a pas envie d’y penser trop ce soir, mais c’est plus fort que lui et beaucoup plus difficile à ignorer plusieurs secondes d’affilés quand Julian est juste là, à côté de lui. Accessible. “Alors c’est quoi le problème ?”

Il faut vraiment que Julian arrête d’appeler ça un date. Il ne le fait sûrement pas exprès et, évidemment, tous les éléments sont là, mais ça fout une pression improbable à Drew de le voir sous cet angle. Parce qu’il se passera quoi, s’il réalise tout à coup qu’il n’est pas attiré par les hommes, finalement ? Que ce petit crush à la con qui le poursuit depuis des semaines n’est rien de plus qu’une vague envie de vivre une nouvelle aventure ? Et pire encore, il fera quoi si ça se passe vraiment bien ? Il y a bien assez d’inconnues dans cette équation, bien assez de pression autour de cette soirée, pas la peine d’en rajouter une couche en rendant l’ensemble trop formel. Bien sûr, il ne dit pas ça à l’homme - gâcher une soirée qui commence aussi bien, très peu pour lui. Un rire gêné, c’est tout ce qu’il laisse passer. Ça et le changement de sujet le moins subtile de l’univers, mais qu’importe puisque ça fonctionne. Même si - apparemment, c’est devenu la nouvelle norme de la soirée - Julian arrive encore à le prendre par surprise en se la jouant nonchalant et mystérieux, cette fois. Au moins, une chose est maintenant certaine : pas la peine de compter sur lui pour calmer les ardeurs de Drew. Si l’étudiant continue d’espérer qu’à l’issue de cette nuit, il sera complètement guéri de son petit mal d’amour, il perd son temps. Tout ce que Julian a su accomplir jusqu’à maintenant, c’est de l’infecter encore un peu plus. Et ils sont ensemble depuis, quoi ? Dix ? Quinze minutes ? Une heure à ce rythme et Drew va passer la journée de demain à dessiner des coeurs dans les marges de son bloc-notes.

S’il n’insiste pas pour obtenir des éclaircissements tout de suite, c’est seulement parce qu’ils approchent enfin de leur première destination. Et il n’a pas besoin de demander pour en obtenir une fois qu’ils sont installés, Julian se lançant tout seul dans une explication. “Douze ans, sérieux ?” Il essaye, mais c’est inenvisageable pour lui de s’imaginer passer tant de temps sans simplement… Vivre ? “Wow.” Il en aurait presque le tournis. “Comment t’as tenu tout ce temps sans devenir dingue, exactement ?” Et il faut qu’il ait une bonne raison pour avoir supporté ça, évidemment. Une raison qui vient s’ajouter à la pile de tout ce qui fait flipper Drew dans cette histoire. “Tu sais ce qui me terrifie, moi ? Exactement ça. Prendre le risque de passer à côté de la vie. Elle est tellement courte, beaucoup trop. Je veux pas arriver au jour de ma mort et regretter d’avoir loupé quelque chose, même si c’est qu’une connerie du genre aller dans un parc après la fermeture.” Peut-être qu’il a tout simplement peur de ne pas savoir comment vivre comme un adulte. Peut-être qu’il y a autre chose qui se cache derrière ce besoin irrépressible de faire tout ce dont il a envie, quand il en a envie. Ça ne l’a jamais intéressé d’y réfléchir.

“Enfin, je dis pas que t’as pas pris la bonne décision. Loin de là. Ni que t’es passé à côté de quoi que ce soit, pas encore, il est jamais trop tard pour commencer à profiter un peu.” tempère-t-il, malgré tout, car il n’y a pas photo, Julian est pratiquement un héros à ses yeux, là. Se sacrifier, si jeune, pour quelqu’un d’autre ? Il veut bien lui ériger une statue pour ça. Ou bien essayer de lui rendre un peu de ce à quoi il a dû renoncer. Ça, c’est dans ses cordes. “Et pour toi, ça commence ce soir.” déclare-t-il, presque comme une menace, malgré le grand sourire sur ses lèvres. “Allez, viens là.” Il pose la bouteille sur le sol en disant ça et attrape le bras de Julian pour le tirer avec lui alors qu’il s’allonge sur le sol. “J’adore cet endroit au milieu de la nuit, on se sent presque à l’autre bout du monde.” explique-t-il, sa voix plus basse comme s’il avait peur de tout gâcher en parlant trop fort. “C’est un peu mon sanctuaire quand j’ai besoin de me vider la tête. Et t’es la première personne que j’emmène avec moi, j’espère que tu mesures bien l’honneur qui t’est fait.” Et c’est un peu étrange, à vrai dire, peut-être qu’il aurait dû choisir autre chose. Il voulait seulement se retrouver dans un endroit où il se sentirait à l’aise, et finalement il a surtout l’impression de donner une partie de lui à Julian, en se demandant sérieusement si elle sera assez bien pour lui. “C’est quoi le truc le plus dingue que tu voudrais faire si tu pouvais ?” demande-t-il en décrochant son regard du ciel pour le poser sur l’homme. Ce qui n’est pas une excellente idée, au passage, car la proximité entre eux lui saute soudainement aux yeux et… Franchement, tout ça est trop parfait. Il peut nier tant qu’il veut, c’est définitivement un rencard.

“Je n’ai aucun regret.” La réponse sort toute seule, il n’a même pas besoin d’y réfléchir. Il n’est pas sûr qu’elle soit exacte, mais c’est ce qu’il ressent la plupart du temps. Même s’il n’est pas toujours heureux, qu’il ne peut pas réellement faire tout ce dont il a envie sur un coup de tête. Certains rêves demandent de la patience, de l’investissement, mais Drew ne s’inquiète pas pour ceux-là. Ils se réaliseront en temps voulu. “Mais bon, je suis le genre de mec à inviter mon prof à sortir alors que je sais que c’est une mauvaise idée, donc…” Il hausse les épaules, esquisse un rire. Quand on considère les règles plus comme des suggestions, c’est forcément plus difficile de regretter, de manquer de quoi que ce soit. Et peut-être qu’il voit le monde par un prisme réduit, même comme ça, mais il est convaincu que Julian mérite de voir ce que ça fait. De juste se lâcher, profiter, penser à soi. Il n’a pas envie de gâcher sa vie, de foutre en l’air tout ce pourquoi l’homme a travaillé pendant des années, mais juste une soirée ? Ca ne peut pas faire de mal. C’est adorable qu’il soit si préoccupé par le bonheur de sa sœur, mais qui se préoccupe du sien, exactement ? Drew décide visiblement de se porter volontaire, même s’il commence doucement. Par lui donner un aperçu de l’une des choses les moins répréhensibles dont il profite régulièrement : être allongé au milieu de ce jardin en pleine nuit, avec rien au monde que les étoiles et la nature. Puis, en lui offrant quelque chose d’un peu plus important, d’un peu plus subtile aussi. Le droit de rêver, égoïstement, et sans conséquences.

La réponse de Julian l’étonne, sans l’étonner vraiment. Il commence à se faire à l’idée que l’homme derrière le professeur n’est pas du tout comme il l’imaginait - l’espérait secrètement. Elle lui arrache un sourire aussi, quoique ce soit peut-être aussi lié au fait qu’un instant, Drew a tout le loisir d’observer Julian sans qu’il ne s’en rende compte et… Wow. Enfin, il a toujours trouvé l’homme à son goût évidemment, sans quoi ils ne seraient pas là ce soir, mais… C’est autre chose. Est-ce qu’un cœur peut vraiment manquer un battement ? Il est sûr que non, mais il ne sait malheureusement pas comment expliquer autrement ce qui se passe. Et c’est encore pire quand Julian le regarde à son tour, le sous-entendu criant d’évidence dans ses mots. Ce baiser est en train de devenir une fatalité, qu’importe ce qu’en dit l’homme, alors Drew s’offre le luxe de faire durer encore un peu. “Premièrement,” murmure-t-il, “t’es trop vieux pour rien du tout. Et ça compte totalement.” Il tire un malin plaisir à cette torture. L’anticipation. Il sait ce qui va arriver et c’est presque meilleur que de le vivre. Presque. “Deuxièmement, nouvelle règle : à partir de maintenant, chaque fois que je t’entends dire “je devrais pas, il faut pas, blabla”, peu importe de quoi tu parlais, ça se réalisera dans la minute.”

Et il met sa menace à exécution sans attendre, glissant sur le flanc pour s’approcher autant que possible de Julian, trouvant ses lèvres l’instant suivant. Il ne leur laisse pas le temps de regretter, ni à l’un ni à l’autre, en grande partie parce qu’il est terrifié. Il a envie que ce soit exactement ce dont Julian lui parlait l’autre soir, presque autant qu’il espère que ce ne sera pas le cas. Au final, il oublie vite de se poser la question. Sa main s’accroche à la taille de l’homme et ses lèvres, d’abord hésitantes, finissent par se rappeler de ce qu’elles doivent faire.

Un peu trop vite à son goût, Drew perd le contrôle de la situation. Ce n’est pas vraiment un problème, il faudrait être dingue pour trouver quelque chose à redire à la façon dont, après un bref cas de conscience, Julian l’embrasse. Drew n’est pas le genre à trop réfléchir en temps normal, mais ça n’a jamais été plus vrai que maintenant. Il débranche son cerveau et se laisse complètement emporter par l’intensité du moment, allant même jusqu’à oublier de se poser la question qui le hante depuis des jours. De toute façon, il n’y a pas de comparaison possible. Ce baiser n’a rien à voir avec aucun de ceux qu’il a connu par le passé. Il est presque étourdi, à bout de souffle, quand l’homme s’éloigne enfin. Il lui faut une bonne seconde pour revenir à lui, pour réaliser enfin pleinement : le corps de Julian contre le sien, sa propre main sur la joue de l’homme sans qu’il n’ait le moindre souvenir de l’avoir mise là, ce baiser qu’il a vu venir de loin et qui arrive quand même à le surprendre. De toute évidence, il n’est pas le seul à être encore un peu sous le choc, mais contrairement au professeur, lui n’arrive pas du tout à rester serein.

L’électrochoc. Ça ne le fait plus rire du tout. “Je…” Ses mains retombent sur le sol, toutes les deux en même temps. Il se sent légèrement oppressé, mais pas tant par Julian qui le retient pratiquement prisonnier sous son corps que par tout ce qui se bouscule dans son crâne. “C’était…” Il ne sait pas. Il ne sait pas du tout si c’est l’électrochoc dont l’homme lui a parlé, mais c’est définitivement une révolution dans sa petite vie habituellement si simple. “Un choc, assurément.” Qui soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponse et c’était pourtant à ça que devait servir ce baiser, non ? A ce que tout devienne évident. Il en est très loin. Et pire encore, il est plus terrifié maintenant qu’il ne l’était au moment d’initier ce baiser. “Je sais pas trop si c’est ce que j’attendais de ce putain d’électrochoc, mais c’est définitivement le meilleur baiser de toute ma vie.” Il se sent assez stupide d’avoir dit ça à voix haute, mais visiblement pas assez pour s’arrêter en si bon chemin. “Et si tu veux tout savoir, si, j’ai peur parfois. En ce moment, je flippe carrément. Est-ce que toi, ça va ?”

Peut-être que Drew a des regrets, finalement. Pas tellement au sujet du baiser, il sait que ce serait arrivé à un moment ou à un autre tant ça l’obsède depuis des jours. Et ça valait le coup, vraiment. Seulement, ce n’était peut-être pas le bon moment. Entre le silence de Julian et la distance qu’il met soudainement entre eux… Difficile de ne pas ressentir un léger malaise. Tout se passait tellement bien. Et là, il a un peu l’impression d’avoir tout gâché. Il se redresse à son tour et attrape la bouteille quand ses yeux tombent dessus, avale quelques gorgées d’alcool pour s’occuper pendant ce silence qui lui semble ne jamais vouloir prendre fin. Ce qui, après tout, n’est peut-être pas plus mal. Parce que franchement, quand Julian se décide à lui répondre, on ne peut pas dire que ça aide beaucoup. Non seulement, il n’a pas l’air plus avancé que Drew, mais en plus il commence à utiliser la même technique que lui en refilant le problème à l’autre. Ça ne l’enchante pas et pourtant, il n’hésite pas quand il lâche : “Toi ?” C’est la réponse la plus simple et la plus honnête qu’il puisse donner, pas la plus rassurante malheureusement. “Je suis pas sûr de savoir non plus, honnêtement.” Il n’est pas sûr de pouvoir en parler avec Julian, surtout. “Ce que je sais, en revanche, c’est que je passais vraiment un bon moment jusque là. Et j’ai pas vraiment envie que ça s’arrête maintenant, donc… On peut oublier ça et reprendre où on en était avant que je gâche tout ?” En gage de paix, il tend la bouteille de whisky à l’homme et lui offre un sourire. “Je crois que tu t’apprêtais à me parler plus en détail de tes talents de musicien.” Il ne pourra pas fuir éternellement la question, mais il compte bien essayer en tout cas.

Un instant, Drew croit vraiment qu’il a réussi, que lorsqu’il répond à sa question au sujet de la musique, Julian accepte de laisser tomber et de reprendre le cours de la soirée. Il parvient même à garder son sourire pour les quelques secondes que dure son rêve, à se remettre dans l’ambiance. “Tu te rends bien compte que maintenant que je sais ça, j’vais t’emmerder jusqu’à ce que tu me laisses écouter ce que tu fais ?” La peur est toujours là, impossible à ignorer vraiment, mais il s’imagine sans mal d’autres soirées de ce genre, des moments qu’ils pourraient passer ensemble sans se poser de question. Il est prêt à signer pour ça maintenant, il aura tout le temps pour se remettre les idées au clair quand il sera seul. Pourquoi gâcher une seule seconde de plus avec des questions qui ne trouveront pas de réponse ? C’est facile, tellement facile. Trop, peut-être. En tout cas, il devient vite évident que Julian, lui, n’a pas l’intention de se satisfaire d’un petit moment volé sans complications. Profiter du moment présent, ce n’est vraiment pas son truc, apparemment. Le sourire de Drew meurt plus vite qu’il n’est né. Il pince les lèvres, fuit le regard du professeur. Il n’a aucune envie de parler de ça, mais commence à réaliser qu’il n’a pas vraiment le choix. Quoi qu’il dise ou fasse maintenant, c’est foutu de toute façon. Tout ce qu’il peut faire, c’est de limiter les dégâts en essayant de s’expliquer.

Il ne fait aucun effort pour interrompre Julian, cela dit et relève seulement les yeux, surpris, quand l’homme dit presque exactement ce qu’il a dans le crâne. Au mot près, c’est assez formidable, vraiment. Effrayant aussi. “Je m’attendais à ce que ce soit chiant.” confirme-t-il finalement. “Pas forcément toi, juste la soirée en général. Que tu passes ton temps à me repousser, à me dire combien tout ça est impossible, mal, je sais pas. Qu’il faille insister pour t’arracher ne serait-ce qu’un mot. Que ce soit tellement désagréable que ça me guérisse d’un seul coup de ce… truc.” Il fait un signe de la main, presque aussi vague que le “truc” pour désigner ce qui se passe entre eux. Parce qu’il avait des doutes jusque là, mais plus maintenant. Peu importe le bon mot, il y a bien quelque chose, ça ne vient pas seulement de lui et il ne s’y attendait vraiment pas. “J’t’ai pas embrassé pour tester une théorie ou pour t’emmerder ou en priant pour que ce soit nul. Je l’ai fait parce que j’en avais envie. Parce que je pense qu’à ça depuis des jours !” Les choses qu’il ne voulait pas dire commencent à lui échapper. Ça l’énerve et pourtant, il n’arrive plus à s’arrêter. Tout ce qu’il peut faire pour gérer sa frustration, c’est de se lever et de faire vaguement les cent pas, s’activer plutôt que de rester assis là à affronter le regard de l’homme. “C’est ça mon problème : j’en avais envie. J’en ai toujours envie. Je suis pas gay, Julian ! J’suis pas non plus arriéré au point de me dire que c’est dramatique d’être attiré par un homme, mais je m’étais pas préparé à ce que soit aussi… sérieux.”

Sérieux. Une fois de plus, son vocabulaire ne fait pas honneur à ce qu’il ressent vraiment, mais il n’en est pas si loin. C’est trop, trop vite et Julian n’a peut-être jamais voulu tout ça, mais c’est quand même à cause de lui que Drew se sent comme ça. Il n’est pas encore sûr de ce que “ça” englobe exactement, juste que c’est la faute de Julian, de son air trop sérieux, de ses putains de sourires à tomber, de tout ce qu’il a dit ou fait ce soir et de combien il a l’air incroyable et génial et.... C’est sa faute. Et Drew n’a vraiment, vraiment pas envie qu’ils s’embarquent sur ce terrain glissant, alors… “Si t’as l’intention de m’interrompre en m’embrassant encore, maintenant me paraît être le bon moment.” Il doute que ce soit vraiment ce qui se passe, mais l’issue lui semble quand même cent fois moins dangereuse que de continuer à parler.  

Julian est sûrement la personne la plus déroutante que Drew ait rencontré. Il demande à l’étudiant de s’expliquer et quand il obtient satisfaction, il n’en fait rien. Non pas que le jeune homme en soit particulièrement dérangé, il n’a pas du tout envie d’avoir cette conversation, mais… ça ne l’aide pas tellement à y voir plus clair ou à comprendre ce qu’il doit faire. Il est sans doute trop perturbé par ses difficultés personnelles pour mesurer vraiment celles du professeur. Ça le frustre. Beaucoup. Il a presque envie de secouer l’homme ou de le supplier de l’aider, il ne sait pas trop. Il n’a pas envie que ça se termine mal, que ça se termine tout court, c’est tout ce qui l’empêche de se plaindre. Et il ne regrette pas d’avoir choisi la solution de facilité quand Julian l’embrasse une seconde fois.

Cette fois encore, il se laisse faire plus qu’autre chose, toujours assez décontenancé par la manière dont Julian bouscule ses habitudes l’air de rien. Il est censé être le type entreprenant, celui qui prend les devants et décide du rythme où vont les choses. Ce soir, il se sent tout juste capable de rester accroché à Julian comme s’il avait peur de se noyer. Ce qui n’est pas si loin de la vérité, d’ailleurs. Au début, en tout cas. Le fait que Julian n’ait pas l’air de vouloir s’arrêter non plus l’encourage à se détendre. Plusieurs fois, ses lèvres abandonnent celles du professeur pour glisser sur sa mâchoire, dans son cou. Elles y sont encore quand Drew s’éloigne légèrement, cherche le regard de l’homme.

Il ne lui en faut pas plus pour l’embrasser encore, c’est plus fort que lui et il doit se faire violence pour se calmer assez longtemps pour parler. “Julian… Attends.” Le parc était visiblement une excellente idée pour briser la glace, mais pour ce qui est du feu qui brûle actuellement, c’est une autre autre histoire… “On devrait peut-être… arrêter là. Pour ce soir.” Il proposerait bien qu’ils aillent chez lui, mais il habite avec deux étudiants de l’université où enseigne l’homme et il n’y a aucune chance qu’ils soient déjà endormis à une heure pareille. Et le monde est malheureusement trop petit pour que ses colocs ne finissent pas par faire le rapprochement. Sans compter que Drew n’exclue pas entièrement la possibilité qu’il se remette à flipper s’ils se retrouvent seuls dans une chambre. “Je te raccompagne ?” propose-t-il quand même. Parce que d’accord, il y a de grandes chances qu’il panique, mais ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas envie.  

Sans un mot, Drew accepte la main tendue et suit l’homme sans chercher beaucoup plus loin. Ils n'échangent pas un mot sur le chemin du retour, mais ça ne le perturbe pas vraiment. Le calme lui semble même agréable, plutôt bienvenue pour lui permettre de réaliser vraiment tout ce qui vient de se passer. La soirée n’a pas été aussi longue qu’il l’envisageait, mais bien plus intense. Raison pour laquelle il met un temps fou à se rendre compte qu’il y a un problème. Pas avant qu’ils ne s’arrêtent devant l’immeuble où vit Julian, quand l’homme parle pour la première fois depuis le parc et que tout à coup, le silence prend une toute nouvelle dimension. Pourtant, les quelques mots du professeur sont on ne peut plus vrai. Ça a été une sacrée soirée. Pas toujours parfaite, mais cent fois mieux que ce à quoi Drew s’attendait. “Ouais…” répond-t-il dans un sourire. Peut-être qu’il se fait des idées, qu’il n’y a aucun problème et qu’il est seulement nerveux parce qu’ils sont arrivés à destination. Parce qu’à moins que Julian ne l’invite à entrer dans les prochaines secondes, la soirée est finie. Et ça a beau être entièrement sa faute, il n’a pas envie que ça se termine. Surtout pas sur un malaise. C’est tout ce qu’il demande pour l’instant : que ça se termine aussi bien que ça a commencé. Alors, il prend son courage à deux mains et franchit les quelques pas qui l’éloignent de Julian. “Mais c’était bien, non ?” souffle-t-il en posant ses mains sur les hanches de l’homme. Clairement, ça le tuerait de s’entendre dire que non. Cette soirée lui a déjà donné bien assez de sujets de réflexion pour toute une vie, hors de question qu’il abandonne cette certitude-là aussi. “La prochaine fois sera encore mieux.” promet-il dans un sourire. Il est peut-être un peu trop sûr de lui, mais il sera vite fixé, pas vrai ? Pour l’instant, plus que de profiter ou ne pas se poser de question, il parle surtout pour faire durer. Lentement, ses lèvres trouvent quand même celles du professeur qu’il embrasse avec plus de langueur que de passion, cette fois. Ça n’enlève rien à la difficulté de s’éloigner, mais il s’y oblige de nouveau. “Bonne nuit, Julian.”