Mollement, Drew s’engage dans le dernier couloir avant d’arriver à destination. Cette université est un vrai labyrinthe pour lui, mais ça a peut-être quelque chose à voir avec le peu de temps qu’il y a passé jusqu’à maintenant. C’est même la première fois depuis le début de ses études qu’il reste sur le campus à la fin de ses cours, d’autant plus dans l’intention de voir un prof. Une grande première qui ne le laisse pas aussi indifférent qu’il voudrait le faire croire. Heureusement, il est plutôt doué quand il s’agit de jouer l’indifférence. Si ce n’est à son pas un peu trop mesuré pour paraître naturel, on ne devinerait jamais qu’il pense ou ressent quoi que ce soit. Son regard s’arrête sur chaque porte jusqu’à trouver celle qu’il veut, le faisant se figer brusquement, comme si on venait de le débrancher. Quelques secondes, il reste planté là sans rien faire, à peser silencieusement le pour et le contre d’aller plus loin. Abandonner là est particulièrement tentant, pour tout dire, mais s’il fait ça… Il ne réglera jamais son “petit” problème. La meilleure façon de se débarrasser de cette pesante obsession - il n’a pas encore trouvé de manière plus juste pour décrire ce qui se passe - c’est tout simplement de s’y dédier pleinement. Il fonctionne comme ça : quelque chose l’hypnotise, il ne fait rien d’autre pour un moment et tout est oublié à la vitesse de l’éclair.

Convaincu, il hoche la tête pour lui-même et frappe à la porte. Il n’attend pas vraiment d’y être invité pour ouvrir. Son regard balaye vaguement la pièce avant de se poser sur l’homme à l’intérieur et, contre son gré, Drew sent aussitôt un sourire étirer ses lèvres. Il a un peu l’impression de s’être transformé en adolescente boostée aux hormones, ces temps-ci, heureusement qu’il ne doit assister au cours du Professeur O’Callaghan qu’une seule fois par semaine. Dieu seul sait ce qui adviendrait de sa dignité dans le cas contraire. “Salut,” lance-t-il, “enfin, bonjour. Monsieur.” Il se racle la gorge et serre la mâchoire, partagé entre agacement et embarras. Tout ça n’a aucun sens. Ce type est un prof. Et un homme. Deux raisons qui suffisent largement à Drew pour fuir et se tenir loin, normalement. Alors qu’est-ce qu’il fait là à se rejouer le vieux cliché de l’écolière amoureuse de son prof ? Non, vraiment… Il n’est plus très sûr de ce qu’il est venu faire ici, tout à coup. Il se souvient parfaitement de l’excuse pitoyable qu’il doit sortir à l’homme pour expliquer sa visite, mais la vraie raison, elle, lui échappe complètement. À quoi s’attend-t-il, au juste ? Et depuis quand est-il nerveux quand il s’agit de parler à quelqu’un, à plus forte raison quelqu’un qu’il ne devrait même pas vouloir impressionner ?

Dans un dernier effort pour échapper à l’humiliation, Drew inspire un grand coup et essaye de retrouver sa nonchalance naturelle. Il entre dans la pièce en se tenant bien droit, ferme la porte dans son dos et approche jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un bureau entre le professeur et lui. Il avait un plan en venant ici et il va se tenir scrupuleusement au script jusqu’à obtenir l’effet escompté : la fin de ce petit crush ridicule qui n’a pas lieu d’être. “Ok, ça risque d’être un choc pour vous, mais je suis un vrai désastre en maths.” lâche-t-il dans un sourire, “j’ai besoin de votre aide.” L’humour lui semble être la meilleure approche. Personne ne peut résister à son charme, même pas un prof de maths qui - honnêtement - a l’air un peu coincé. Il ne s’attend pas à un éclat de rire, mais à une légère sympathie, au minimum ?

C’est assez improbable et pourtant, le fait qu’un professeur qu’il connaît à peine l’appelle par son nom sans hésiter ne semble pas avoir le moindre effet sur Drew. Il est beaucoup trop concentré sur le fait de rester concentrer pour y réfléchir à deux fois, à vrai dire. Il poursuit donc avec son petit manège jusqu’à ce que sa mauvaise blague soit sortie, sa supplique formulée, tous les éléments nécessaires à sa petite expérience mis en place. En fait, c’est la réaction de l’autre homme qui parvient à lui faire remarquer que quelque chose ne va pas. Il répond d’abord par un petit rire à peine audible, plutôt détendu malgré ce qu’il craignait, jusqu’à ce que l’évidence ne le frappe brusquement : non seulement le professeur connaît son nom, mais en plus il n’a pas l’air surpris du tout que Drew vienne exposer ses lacunes. “Je suis si mauvais que ça, alors…” souffle-t-il, toujours amusé, mais un peu dépité aussi. “Pour que vous connaissiez déjà mon nom et tout ça.” précise-t-il. “Moi qui croyais faire illusion…” Ce serait mentir que de dire qu’il est complètement dévasté par la nouvelle. Le simple fait qu’il soit scrupuleusement présent à chaque cours et qu’il fasse un semblant d’effort pour suivre tient déjà du miracle. Alors comprendre, par dessus le marché ? C’est peut-être un peu vexant, objectivement, de réaliser qu’il a l’air tellement perdu que le prof l’a remarqué, mais bon… Au moins, il l’a remarqué ?

C’est un premier pas, qu’il décide de prendre comme un encouragement, vu qu’il ne sait pas trop ce qu’il est en train de faire - ou plutôt, ce qu’il cherche. Ça lui semblait pourtant une excellente idée de se pointer au bureau de l’homme sans prévenir et de juste improviser. Il ne sait pas vraiment ce qu’il s’imaginait, en fait… Mais certainement pas que le professeur offre de répondre à ses questions maintenant. S’il avait su, il aurait au moins fait l’effort d’amener ses notes du dernier cours. Là, tout ce qu’il vient de gagner, c’est de prendre douloureusement conscience du fait qu’il patauge complètement. “Oh, euh…” C’est le moment idéal pour dire qu’il n’est pas prêt, proposer de revenir plus tard avec de vraies questions concrètes qu’il aura fabriqué de toute pièce, mais non, au lieu de ça, Drew tire la chaise la plus proche et s’assoit bien sagement. “En fait… Pour résumer, on va juste dire que je ne comprends rien du tout ? Vous pourriez aussi bien enseigner le chinois que je suis pas sûr que je verrais la différence.” On pourrait croire qu’il exagère, mais… Il a assisté à plus de cours de maths cette année que pendant sa dernière année au lycée, quelque chose comme huit ans plus tôt. Information qu’il préfère ne pas partager dans l’immédiat.

“Ne le prenez pas personnellement, vous êtes un prof génial.” assure-t-il, même s’il doute que ses critères fassent autorité pour définir ce qu’est un bon professeur ou non. “C’est juste que les maths et moi, on n’a jamais été en très bons termes.” Ce qui soulève la question de savoir pourquoi il s’est inscrit à ce cours malgré tout, mais avec un peu de chance, le professeur sera trop exaspéré par le pauvre crétin assis devant lui pour penser à la poser. “Donc… Je n’ai aucune chance de finir ce semestre avec la moyenne, pas vrai ?” Cela dit, maintenant qu’il y réfléchit sérieusement, peut-être que des cours particuliers sont exactement ce dont il a besoin. Des heures et des heures à passer en tête à tête avec l’homme, à ne rien faire d’autre que parler de mathématiques… Rien de tel pour tuer dans l’œuf la moindre petite flamme qui aurait l’audace de vouloir s’éterniser. Pas vrai ? Drew essaye tant bien que mal de s’en convaincre en tout cas, car les quelques minutes qui viennent de s’écouler ne vont pas vraiment dans ce sens pour l’instant.

Un sourcil arqué, Drew s’efforce de ravaler le sourire qu’il sent naître sur ses lèvres, alors que le professeur affirme - avec un peu trop de véhémence - que son absence de talent en maths n’est pas la raison pour laquelle il l’a remarqué. C’est compliqué - impossible - de ne pas se prendre à espérer que, peut-être… D’autant que les explications de l’homme semblent assez bancales. Il doit avoir au moins une centaine d’étudiants. Rien que dans sa propre classe, Drew n’arrive pas à tous les resituer alors qu’il passe plus de temps le nez en l’air que concentré sur le cours. Il a vraiment du mal à avaler cette excuse, mais ne se prend à espérer que la vérité est un peu plus personnelle que ça pas plus d’une seconde ou deux. Il est déjà suffisamment perturbé par ce qui se passe : la façon dont son regard s’attarde trop souvent sur le professeur, les sourires qu’il peut à peine retenir quand il voit son visage, les pensées et autres petits fantasmes complètement déplacés qui hantent trop souvent son esprit depuis le début de ce semestre… Il n’a surtout pas besoin que l’homme rajoute de l’eau à son moulin.

Il trouve quand même le moyen d’être déçu quand le professeur recentre la conversation sur ce qui devrait les intéresser : ces foutus cours auxquels Drew ne pige rien. “En effet, ce cours est une option…” admet-il, “et, hum… Encore une fois, ce n’est vraiment pas contre vous, mais j’ai effectivement envisagé d’abandonner.” Il se mord la lèvre, jauge un instant le visage de l’homme sans plus rien dire. C’est un jeu dangereux auquel il joue en ce moment et dans quel but ? Il y a une bonne part de curiosité : il est attiré par un homme, pas exactement pour la première fois, mais ça n’avait jamais été aussi… prenant. Normal que ça l’intrigue, non ? Qu’il veuille voir jusqu’où s’enracine ce petit problème, tout en étant persuadé que ça ne peut pas être très profond. Ça n’ira jamais plus loin que cette piètre tentative de flirt plus que ratée et à sens unique. Dès sa curiosité assouvie, Drew pourra passer à autre chose. C’est ce à quoi il se raccroche, en tout cas : tout ça n’est qu’une petite expérience pour vérifier une hypothèse, rien de grave. “Très bien,” reprend-t-il, un peu plus bas, alors qu’il se penche en avant et appuie ses coudes sur le bureau, prêt à faire de petites confidences. “Je vais vous dire toute la vérité, mais à deux conditions : premièrement, vous ne pouvez pas me demander plus de détails sur l’histoire que je m’apprête à vous raconter. Et deuxièmement, vous devrez me dire quelque chose de personnel en échange, vous aussi.”

Les chances que l’homme accepte de jouer le jeu sont minces, mais les probabilités ça reste des maths et ce n’est toujours pas le fort de l’étudiant. “L’une de mes amies étudie l’informatique et les maths font parties de ses options obligatoires. Elle a choisi votre cours parce qu’on racontait que le prof était canon et eh bien, j’avais une dette envers elle, alors j’ai plus ou moins été forcé de l’accompagner.” Il sourit toujours, malgré la nervosité qui vient se mêler à la fête. C’est plutôt direct, ça peut facilement se retourner contre lui. Il continue de trouver ça amusant malgré tout et puis, il a un peu de mal à croire que l’homme n’est pas au courant de ce qui se dit sur lui dans cette fac. “Je pensais lâcher après un ou deux cours, juste le temps de vérifier que les rumeurs sont vraies, mais… Mes parents sont tellement fiers que je prenne enfin mes études au sérieux… Abandonner n’est pas au programme pour le moment. Bref… à votre tour ?” Le sourire innocent qui suit a beau être faux, Drew espère qu’il fera l’affaire.

Il est presque mignon, à croire que Drew est là pour ses notes. À se demander combien d’élèves exactement tiennent à ce point à réussir en maths. Certainement pas celui-là, quoique cette année… Il aimerait bien ne pas se ridiculiser complètement. Et qui sait, il finira peut-être pas apprendre deux ou trois trucs, s’ils se tiennent vraiment à cette histoire de cours particuliers. Au moins, ce n’est pas l’idée de Drew, donc si ça dérape, il ne pourra pas être tenu pour responsable. “Ouais, j’imagine.” lâche-t-il donc, évasif, évitant de dire une fois de plus à l’homme qu’il ne doit pas le prendre pour lui, mais… Vraiment, échouer à ce cours est plus ou moins la seule chose dont Drew est certain à l’heure actuelle. Ça et le fait que le professeur soit déjà bien conscient qu’il doit une bonne partie des inscriptions à ses cours à son physique plus qu’à la matière qu’il enseigne. Après tout, il se voit dans le miroir tous les matins, pas vrai ? Impossible qu’il ignore ça.

Pourtant… Il n’a pas l’air surpris, pas exactement, mais on dirait bien qu’il entend ça pour la première fois. “Vous avez vraiment besoin de demander ?” s’étonne Drew, perplexe. Il ne voit rien de mal à répondre honnêtement, il a juste du mal à croire que personne n’ait eu le cran de le faire avant lui. Enfin, tant pis pour les autres, tant mieux pour lui. Peut-être. Il hésite une seconde sur la façon de répondre, pourtant. Ça le démange d’y aller franchement, qu’est-ce qu’il risque après tout ? Rien, rien du tout. Alors pourquoi ça l’ennuie tellement de le faire ? Pour n’importe qui d’autre, il n’aurait pas autant de scrupules, mais ce n’est pas n’importe qui. “À ce niveau, c’est plus vraiment une rumeur, plutôt un fait.” tente-t-il, pas très sûr que la subtilité soit une meilleure approche. Le seul avantage, c’est qu’il ne dit rien qui l’implique directement. Être pratiquement obsédé par son prof, c’est une chose. Lui dire en le regardant droit dans les yeux… Non, Drew n’est pas encore prêt pour ça, pas encore prêt à admettre à voix haute une chose qu’il comprend à peine. Il est là pour essayer d’y voir clair, pas pour empirer son cas. Chose qu’il aurait peut-être dû préciser à un moment, parce que quand le professeur se décide à lui faire une confidence à son tour, l’étudiant manque de s’étouffer avec sa propre salive. Il se redresse d’un coup, comme si la relative proximité entre eux devenait presque insoutenable et dans son crâne, c’est un mélange entre le vide complet et le chaos total. “Bon à savoir.” lâche-t-il, paniqué. Evidemment qu’il faut qu’il soit gay, sinon ce serait trop simple. “Enfin, je veux dire… Je passerai le message.”

C’est insupportable, vraiment, de flotter sans arrêt entre deux eaux. De ne jamais savoir si tout ça se passe dans sa tête, s’il y a vraiment quelque chose qu’il doit encore découvrir sur lui-même à son âge. De se battre entre l’envie de découvrir et la peur. Et maintenant, il faut que l’homme soit gay et que ce petit rêve éveillé fasse un pas dans la réalité. “Comment vous l’avez su ?” Les mots lui échappent avant qu’il n’y pense vraiment. Drew a beau avoir un tas d’amis, il ne voit pas trop à qui il pourrait poser cette question, en fait. Son prof n’est probablement pas la bonne personne non plus, mais c’est toujours un début. Qu’il regrette instantanément, au passage. “Désolé, c’est peut-être un peu trop personnel. C’est juste… vous croyez qu’on peut se réveiller un matin et juste… savoir ?” Ca lui semblait impossible, jusque là, mais les choses changent visiblement. “Vous n’êtes pas obligé de répondre, je comprendrais si vous ne voulez pas en parler.” offre-t-il, vraiment nerveux cette fois.

Drew ne sait pas qui sont ces “certains” qui ne se posent jamais de questions, mais il les déteste tous. Il les envie, surtout. Les beaux jours où il avançait dans la vie sans y réfléchir à deux fois sont à peine derrière lui et ils lui manquent déjà cruellement. Il voudrait qu’il existe une formule magique pour que tout rentre dans l’ordre et… C’est exactement ce que lui donne son professeur. Un électrochoc. Instinctivement, les yeux de Drew glissent jusqu’aux lèvres de l’homme. Il ne va pas le faire, il n’est pas aussi stupide que ça même s’il est réputé pour agir avant de penser, mais c’est plutôt tentant. Si c’était aussi simple que ça, qu’il suffisait d’un baiser pour tout arranger ? Oui, il le ferait immédiatement. Sauf, bien sûr, qu’il y a de grandes chances que ce soit encore pire. Parce qu’il en a envie, pour commencer. Parce qu’il y a toutes les chances que l’homme ne le laisse même pas aller jusque là, aussi. Une idée stupide qu’il essaye de repousser au loin, tandis que le professeur le félicite de se poser des questions. Il s’en passerait sûrement s’il savait qu’il est l’objet de la plupart de ces interrogations. “Oui, merci.” lâche Drew, sans parvenir à cacher très bien qu’il est encore ailleurs.

Il revient à lui quand le professeur lui fait comprendre poliment qu’il est temps pour lui de s’en aller. Pour quelqu’un qui était prêt à se lancer dans un cours particulier improvisé il y a quelques minutes à peine, il a l’air vraiment impatient que Drew aille voir ailleurs, tout à coup. Sans se faire prier, l’étudiant se remet debout et suit sagement jusqu’à la porte. Porte qu’il n’a visiblement pas l’intention de passer sans résister, puisqu’il s’y arrête et s’appuie dans l’encadrement après s’être tourné vers l’autre homme. “J’étais en train de le faire.” Son sourire, brièvement porté disparu, est de retour et plus agaçant que jamais. “Vous poser des questions, je veux dire. Mais vous êtes vraiment doué pour jeter les gens dehors subtilement. J’ai compris le message, je vous laisse tranquille.” Il ne bouge pourtant pas d’un millimètre et, clairement, ce n’est pas dans les yeux de l’homme qu’il est perdu là. Ce n’est pas sa faute, après tout, il n’a pas parlé d’embrasser qui que ce soit, lui ! Il voulait juste que le professeur lui dise quelque chose d’évident pour régler son problème, pas qu’il remplisse son crâne déjà plein de mauvaises idées avec une autre. Et là, maintenant, ce serait tellement simple. À peine un pas à faire… “Ok !” souffle-t-il quand il se rend compte qu’il est presque en train de le faire vraiment. Il est en train de perdre la tête, c’est officiel. “Le prochain cours. J’ai hâte d’y être. Bonne soirée !”