Dix jours. Ça fait dix jours que Drew n’a pas mis les pieds dans ce couloir. Il savait bien qu’il ne pourrait pas y échapper toute l’année, mais il aurait préféré avoir remis de l’ordre dans ses idées avant d’y être obligé. Malheureusement, ça fait aussi dix jours qu’il trouve des excuses de plus en plus bidons pour ne pas s’approcher de près ou de loin de la salle de cours de Julian, et celle d’aujourd’hui n’a pas suffit à convaincre son amie de le laisser tranquille. Il est tellement à court d’idées qu’il a envisagé sérieusement de lui dire toute la vérité, mais c’est hors de question, bien sûr. Son comportement n’envoie pas forcément les bons signaux, ces temps-ci, mais il n’a vraiment pas envie de foutre la merde dans la vie du professeur. Alors… Il est là, appuyé contre le mur face à la porte quand vient la fin du cours, à prier pour que ça se termine vite, qu’ils soient loin avant que Julian ne sorte de la salle. Il parvient à passer inaperçu un moment, mais il faut croire que l’univers entier est contre lui aujourd’hui, parce que son amie est évidemment la dernière à sortir. Il lui saute pratiquement dessus quand elle se décide enfin, mais elle doit prendre un malin plaisir à le torturer vu l’application qu’elle met à ne pas comprendre qu’il est pressé de se tirer de là.

Forcément, ce qui devait arriver arriva. Il n’a pas le temps de faire un pas en traînant son amie par le bras qu’il est là. Julian. Le coeur de Drew s’emballe à la seconde où il entend le son de sa voix, mais il ne sait pas trop si c’est parce qu’il est heureux de le voir ou parce qu’il sait qu’il s’apprête à passer un très mauvais moment. Il aurait dû faire quelque chose. Lui envoyer un message, comme il en crève d’envie depuis dix jours. Ou passer le voir, chez lui, à la fac, il avait l’embarras du choix. Faire le mort allait forcément finir par se retourner contre lui. Maintenant, Julian veut lui parler et il n’a aucun moyen d’y échapper. “Oui, bien sûr.” souffle-t-il, en se donnant au moins la peine d’avoir l’air coupable. Il n’a pas le choix de toute façon, c’est à peine si Julian attend sa réponse pour s’éloigner et rien qu’à son air renfrogné, Drew sait qu’il ne va pas lui proposer le deuxième rencard qu’il attend depuis des jours.

Il a beau savoir que ça ne va pas être drôle, il trouve quand même le moyen d’être surpris par les premiers mots qui échappent à l’homme. “Quoi ? Non, j’suis pas là pour te narguer ! Je joue à rien du tout, j’ai fait ce que j’ai pu pour éviter ça. Elle m’a pas trop laissé le choix.” Il sait bien que Julian se fout de savoir pourquoi il est là, ou du moins que ce n’est pas le fond du problème, mais… Il en est le premier surpris, mais la réaction du professeur l’agace un peu. Beaucoup. Après tout, il n’est pas le seul à avoir fait le mort après ce rendez-vous. Julian savait où le trouver et il ne l’a pas fait non plus, alors pourquoi ce serait à lui de se cacher ? C’est d’autant plus frustrant qu’ils ne peuvent pas vraiment parler librement au milieu de ce foutu couloir qui commence à ressembler vaguement à un hall de gare. “Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, de toute façon, “te narguer” ? T’as pas eu l’air particulièrement perturbé par mon existence, ces derniers jours.” C’est vrai, non ? S’il avait eu un problème avec le silence de Drew, rien en l’empêchait d’y mettre fin.

Julian n’est pas le seul à être complètement paumé. Dix jours n’ont pas suffit à Drew pour savoir où il en est. C’est à peine si ça l’a aidé à ne pas y penser sans arrêt depuis le premier rencard et il sait que ce n’est pas la solution, mais c’est ce qu’il fait toujours quand une question lui prend la tête : il fait tout pour ne pas y penser. Chose qu’il regrette profondément quand l’homme lui annonce que “ça s’arrête là”. Ça sonne plus comme une question, à vrai dire, mais il n’en faut pas plus à Drew pour être sûr d’une chose : il ne sait peut-être pas ce qu’il veut, mais ce n’est pas ça. “Attends !” lance-t-il, alors que d’une main il retient Julian par le poignet. Il le relâche presque immédiatement, en même temps qu’il jette un regard autour d’eux. Ça le stresse d’être ici, de ne pas pouvoir faire exactement ce qu’il veut, de ne pas pouvoir s’expliquer non plus. Surtout qu’il n’a pas vraiment d’excuse, rien pour se justifier et pas assez de temps pour improviser une explication digne de ce nom. “C’était pas une réponse, je voulais juste… Tu m’as demandé d’abandonner ton cours !” Et c’est un peu ce qu’il a fait, non ? Pas officiellement, ça l’aurait obligé à se tenir devant Julian ne serait-ce que pour lui faire signer un formulaire et ils auraient été obligés d’en parler, mais…

C’est une très mauvaise excuse et il le sait parfaitement. “Ecoute… C’est pas terminé, d’accord ? J’suis juste… pas doué avec les trucs qui demandent de réfléchir avant d’agir. J’ai flippé, j’avais besoin de réfléchir et t’as rien dit. Faut croire que j’avais besoin d’un petit encouragement, moi aussi.” Et clairement, il s’est rarement posé autant de questions. C’était amusant quand Julian était plus une idée qu’une vraie personne, ça le faisait marrer de s’être énamouré de son prof comme dans un mauvais roman à l’eau de rose. Leur petite soirée a définitivement changé sa vision des choses. Ça ressemble beaucoup moins à un mauvais scénario et beaucoup plus à un truc réel, pour lequel il n’est pas sûr d’être à la hauteur. “Je vais revenir en cours.” promet-il pourtant, parce qu’il est prêt à dire à Julian tout ce qu’il veut entendre, juste pour une chance qu’ils n’en restent pas là. Et s’ils sont en train d’avoir cette conversation, en plein milieu d’un couloir de la fac où n’importe qui pourrait les entendre, c’est bien qu’il n’est pas le seul dans ce cas, non ?

Ce n’est pas l’endroit pour avoir une conversation de ce genre, sur ça Drew est parfaitement d’accord. Il n’en reste pas moins un peu agacé que l’homme attende d’obtenir ce qu’il veut de sa part pour se décider à exiger un peu d’intimité. Ils auraient pu commencer par là, non ? Enfin, ça reste la meilleure chose à faire, alors il se contente de hocher la tête et va rejoindre son amie en essayant de toutes ses forces de ne pas regarder Julian. Rien qu’à la tête qu’elle fait quand il revient près d’elle, il sait qu’il ne va pas s’en sortir comme ça. Est-ce qu’elle a remarqué la tension entre eux ou bien elle trouve juste étrange que Drew - Drew - tienne à ce point à ne pas se mettre le prof à dos, il n’est pas sûr. En tout cas, il n’aime pas du tout son air quand il lui annonce qu’il doit rester encore et qu’il la retrouvera plus tard. C’est une conversation de moins de deux minutes, mais elle suffit amplement à le rendre encore un peu plus nerveux alors qu’il entre dans l’amphi, en prenant bien soin de refermer la porte derrière lui.

Il a envie de hurler quand, à peine a-t-il passé la porte, Julian lui balance enfin les mots qu’il attend désespérément depuis dix jours. Il a bien envie de se la jouer un peu difficile, mais c’est peine perdue avec ce foutu sourire qui s’installe au coin de ses lèvres sans qu’il ne puisse rien y faire. “T’aurais pu me dire ça un peu plus tôt.” souligne-t-il seulement, en approchant presque timidement du bureau. “Même si… Désolé de briser tes rêves, mais j’ai jamais vraiment douté que t’aies passé une bonne soirée. Je m’interrogeais plus sur le fait que tu veuilles vraiment reproduire l’expérience. Tu sais, à cause de ce balai que tu traînes partout.” Son sourire n’a plus rien d’hésitant cette fois, son pas non plus alors qu’il vient se planter à quelques centimètres de Julian.

“J’suis pas super fan des trucs trop sérieux, moi non plus…” reprend-t-il, pas très sûr d’où il va comme ça. C’est juste… que ça lui prend trop la tête et c’est plutôt évident que le professeur n’en mène pas large non plus. Il a été assez clair sur le fait qu’il ne voulait pas s’arrêter là, mais il n’a pas envie non plus que ce soit aussi prise de tête du début à la fin. “Je suis désolé d’avoir disparu, j’avais juste pas envie de te forcer à faire un truc que tu regretteras sans être vraiment sûr de moi. Je sais que tu risques gros dans cette histoire, Julian, j’suis pas aussi inconscient que j’essaye de le faire croire.” Et s’il est vrai qu’il n’a pas eu besoin d’insister trop longtemps pour le convaincre de sortir avec lui une fois… C’est ça, en fait. Il a quand même eu besoin d’insister. Quand il fait un truc stupide, d’habitude, ça n’a de conséquences que sur sa vie. Pas cette fois et ça l’angoisse plus qu’il ne voudrait. Il a déjà du mal à gérer sesproblèmes, alors ceux des autres ?

Ça semble assez stupide à dire, mais personne n’a jamais fait sentir Drew comme ça avant. Ce n’est pas seulement la tension qui grimpe alors que la distance s'amoindrit entre eux, ni même l’euphorie assez exaspérante qui passe comme une tornade dès qu’ils échangent un sourire. Tout ça est génial, vraiment, mais il y aussi tout le reste. Avec Julian, il se sent sans arrêt sur des montagnes russes. Et alors qu’ils profitaient à peine d’une nouvelle accalmie, la chute qui suit semble d’autant plus vertigineuse. C’est un peu précipité de parler de relation stable, non ? Et plus précipité encore de penser à la fin de cette relation qui n’existe pas. Ils se connaissent à peine. Un seul rencard, une conversation et demie… C’est trop tôt et trop intense et perturbant pour que Drew sache vraiment ce qu’il attend de tout ça. Pourtant, quand Julian lui demande clairement ce qu’il veut, il ne peut s’empêcher de sentir qu’il y a une bonne et mauvaise réponse à cette question. Du sérieux ou s’amuser… “Est-ce que l’un exclut forcément l’autre ?” demande-t-il, dans une tentative pas très subtile de gagner du temps. Sans qu’il ne sache trop comment, ses deux mains se retrouvent posées à plat sur le torse de l’homme et il ne sait même pas si c’est parce qu’il meurt d’envie de le toucher ou juste parce que c’est le seul moyen de le tenir à distance encore un instant. Ils sont juste beaucoup trop proches l’un de l’autre pour que Drew arrive à réfléchir comme il le voudrait. “Ce que je veux, c’est… Toi ? J’en sais, rien, Julian. Je veux juste qu’on continue à se voir et que ce soit aussi génial que ça l’était l’autre soir. J’ai pas envie de voir d’autres personnes ou de me poser des centaines de questions à chaque fois que j’ai envie d’être avec toi. Est-ce qu’on peut dire que ça suffit pour l’instant ?” Ils auront tout le temps de décider si c’est sérieux ou non plus tard.

Bonne réponse, alors ? Honnêtement, Drew n’aurait pas parié dessus. Il n’aime pas beaucoup la façon dont Julian se déprécie, non plus. Tout comme il n’a aucune envie de faire semblant d’être quelqu’un d’autre pour que ça fonctionne entre eux, il ne s’attend pas à ce que l’homme change complètement pour lui faire plaisir. Hélas, avant qu’il ait le temps de s’en plaindre, ses lèvres sont prises en otage et le temps qu’il retrouve l’usage de la parole, il a presque oublié de quoi ils parlaient et à la place des remontrances, il ne reste qu’un sourire niais sur ses lèvres. Et ça ne s’arrange pas quand Julian lui propose de venir chez lui le lendemain. Est-ce qu’il est le seul à voir des sous-entendus dans cette invitation ? En fait, oui, probablement. La question de savoir ce qui se passerait s’ils se retrouvaient seuls dans un endroit privé l’obsède légèrement depuis l’autre soir, et pas toujours de la meilleure des façons. C’est même un intarissable sujet d’angoisses, s’il en croit ses insomnies des derniers jours. “Demain soir, ça peut se faire…” souffle-t-il pourtant. Heureusement, il en faut plus pour l’arrêter qu’une petite angoisse qui s’accroche un peu trop. “Mais seulement si tu laisses tomber cette promesse. Ça me plait que tu sois un peu trop sérieux. Et puis… C’est mieux d’en parler tout de suite que de laisser un malaise s’installer pendant dix jours, non ?” Non pas qu’il ait compté les jours, ou plutôt il aurait préféré prétendre l’inverse, mais tant pis. Vu la réaction de Julian quand il a eu l’audace de se pointer devant la porte de sa salle, quelque chose lui dit qu’il n’est pas le seul à avoir regardé le calendrier comme un dingue pendant tout ce temps. “Bref, demain soir. Toi, moi, une guitare et aucun témoin. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner, pas vrai ?” Ouais, il sent d’avance qu’il va carrément flipper à un moment ou à un autre, et pourtant il a hâte d’y être. La preuve, il sourit toujours comme un crétin malgré le léger malaise qui s’installe déjà.

Une soirée entière à parler de maths… L’idée à peine formulée est propulsée directement à la première place dans la liste des pires cauchemars de Drew. Le plus effrayant restant tout de même qu’il sait qu’il se pointerait à ce rencard avec le sourire, même si Julian était sérieux à ce sujet. Après tout, c’est exactement comme ça qu’il comptait s’y prendre pour l’approcher s’il n’y avait pas eu ce match sur Tinder. Au final, cette histoire de cours particulier n’a servi d’alibi que trois secondes et Drew est plus proche aujourd’hui de se faire le prof que de valider son semestre. Et quelque chose lui dit qu’avec Julian, il rêve complètement s’il s’imagine que quelques rencards sympas suffiront à lui assurer la moyenne. “J’ai hâte, t’imagine pas.” rétorque-t-il, sarcastique. Alors qu’il est vraiment impatient. Il n’a même pas peur pour ses oreilles, malgré les menaces, mais ça c’est surtout parce qu’il ne croit pas un seul instant que l’homme soit aussi mauvais qu’il le prétend. Du peu qu’il a appris jusque là, il a comme l’impression que Julian n’a pas une image très réaliste de ce qu’il est. Il hésite encore sur le fait que ce soit un vrai manque de confiance en soi ou seulement qu’il s’est oublié depuis trop longtemps. Un petit rire lui échappe quand même. “J’apporte mes bouquins alors, juste au cas où tu sois vraiment mauvais et qu’on doive se rabattre sur les maths.” se moque-t-il. Il y a un petit moment de flottement quand vient le moment pour Drew de prendre congés. Il doit partir, mais il n’en a vraiment pas envie et certainement pas avec la seule promesse de se voir demain. Il lance un regard hésitant à la porte, toujours fermée, puis un autre du même acabit à Julian. C’est incroyable comme ce type lui fait perdre ses moyens, sérieusement. Enfin, avant de changer d’avis, il se décide à se bouger et s’approche pour embrasser Julian. “A demain !” souffle-t-il avant de s’éloigner. “Tu m’envoies un message pour me dire à quelle heure la voie sera libre ? Si tu te souviens comment faire !” ajoute-t-il avant de sortir.